La décroissance est un mouvement social et intellectuel né d’une convergence entre la critique du développement dans les pays des Suds et la critique de la société de consommation dans les pays des Nords. Considérant que la croissance économique n’est ni possible ni souhaitable, elle dénonce le concept de développement durable, qualifié d’oxymore. C’est un concept-plateforme riche de plusieurs sens, travaillé par cinq sources de pensée :
1- la source écologiste, qui affirme le primat de la nature ;
2- la source bioéconomiste, qui assume les limites de la croissance économique ;
3- la source anthropologique, qui remet en cause l’uniformisation du monde ;
4- la source démocratique, qui re-légitime le débat public ;
5- la source spirituelle, qui répond à la crise de sens des sociétés modernes.
Le mot décroissance est formulé pour la première fois en 1972 au cours d’un débat organisé par le Nouvel Observateur. André Gorz (1923-2007) y interroge le rapport entre la croissance et le capitalisme : « L’équilibre global, dont la non-croissance – voire la décroissance – de la production matérielle est une condition, cet équilibre global est-il compatible avec la survie du système (capitaliste) » ? Ses réflexions s’inscrivent dans le contexte du débat sur le « zégisme » (contraction de l’expression « zero economic growth »), qui suit la publication du rapport du club de Rome appelant à une « croissance zéro » pour limiter la pression sur les ressources.
Il faut attendre 1979 pour qu’un premier ouvrage appose la décroissance à son fronton. Le philosophe suisse Jacques Grinevald propose d’en faire le titre d’un recueil de textes de l’économiste américain d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), qui travaille à une théorie économique fondée sur la loi de l’entropie : Demain la décroissance.
La décroissance ne s’impose cependant qu’en 2002 sur la scène protestataire à la faveur d’une convergence entre le mouvement anti-développementiste et le mouvement anti-pub. D’une part, un colloque est organisé au palais de l’Unesco à Paris du 28 février au 3 mars par l’association La Ligne d’horizon, Le Monde diplomatique et le Programme pour la gestion des transformations sociales de l’Unesco. Intitulé : « Défaire le développement, refaire le monde », il est placé sous le patronage d’Ivan Illich et rassemble la nébuleuse anti-développementiste. D’autre part, la revue S!lence publie en février 2002 un dossier sur la « décroissance soutenable et conviviale », inspiré par les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, qui s’ouvre par un éditorial co-écrit par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, responsables de l’association Casseurs de pub.
Différents réseaux convergent peu à peu pour s’arrimer au concept de décroissance, qui fonctionne comme un espace public d’articulation et de surdétermination des initiatives : simplicité volontaire, communautés non violentes, néo-ruraux, agro-écologie, économie alternative et solidaire, collectifs anti-pubs, après-développement, etc. D’autres sources sont en revanche rejetées, comme la Nouvelle Droite qui s’empare de la décroissance pour alimenter sa critique de la modernité libérale et étendre sa sphère d’influence. La décroissance se dote d’un répertoire d’actions varié : marches, vélorutions, boycotts, grèves de la faim, désobéissance civique, Camp action climat, guérilla contentieuse, etc. Une politisation précoce la conduit à la formation dès 2006 d’un Parti pour la décroissance, mais elle n’investit les élections que pour leur fonction tribunitienne, restant dans les marges de la démocratie représentative.
La décroissance privilégie une stratégie d’hégémonie à travers plusieurs vecteurs culturels. Un premier ouvrage consacré à la décroissance est publié en 2003 conjointement par les Casseurs de pub et S!lence. Dès 2004, les Casseurs de pub lancent La décroissance : le journal de la joie de vivre, qui prolonge la lettre d’information de l’association en élargissant son comité éditorial à l’ensemble des courants de la décroissance. Ce journal est suivi en 2006 de la création d’une revue, Entropia. Revue d’étude théorique et politique de la décroissance.
Très tôt, la décroissance perce dans d’autres pays européens au gré des transferts culturels. En Italie, cela tient notamment aux réseaux de sociabilité intellectuelle noués au cours de sa carrière par l’économiste Serge Latouche, notamment avec l’économiste Mauro Bonaiuti ou l’essayiste Maurizio Pallante. Les deux sont à l’origine du Rete per la decrescita en 2004 et du Movimento per la decrescita felice en 2007. L’Italie est connue pour être le berceau du mouvement international Slow Food en faveur d’une gastronomie locale, de qualité et hédoniste, né en 1986 en réaction à l’implantation d’un McDonald à Rome.
La décroissance s’ancre ainsi en Europe, plus facilement dans les pays latins, notamment francophones. Sont ainsi créés en 2008 en Suisse le Réseau objection de croissance, suite à l’organisation d’une journée sans achat à Genève avec le soutien de Jacques Grinevald, ainsi qu’en 2009 en Belgique le Mouvement politique des objecteurs de croissance dans le sillage d’une journée de réflexion organisée par l’Association des objecteurs de croissance française. En Espagne, le mouvement prend corps en Catalogne en 2007 avec la création de l’Entesa pel decreixemente. Il y est notamment relayé dans le monde des idées par Joan Martinez-Alier, professeur à l’université autonome de Barcelone et père de l’économie écologique, dans la lignée des travaux pionniers de Nicholas Georgescu-Roegen.
Les références à la décroissance ne se limitent cependant pas à l’Europe latine, même si le mot perce plus difficilement ailleurs. Au Royaume-Uni, la traduction degrowth ne rencontre pas le même succès ; ce qui ne freine pas la progression des idées, diffusées par la New Economics Foundation – un think tank britannique altermondialiste créé en 1986 – ou l’ouvrage du professeur Tim Jackson Prosperity without Growth. Elles sont ensuite appliquées notamment par le réseau des Transition Town initié par le permaculteur Rob Hopkins, auteur d’un Manuel de transition. La décroissance s’exporte par ailleurs également en Allemagne, en Scandinavie et même en Hongrie où Serge Latouche est traduit grâce à l’intervention d’un expatrié, Vincent Liegey.
Cette diffusion de la décroissance est entretenue par des conférences internationales bi-annuelles organisées par l’association internationale de chercheurs Research & Degrowth. Si les premières conférences se sont appuyées sur les réseaux les plus consolidés en s’inscrivant dans l’aire latine avec Paris en 2008, Barcelone en 2010 et Venise en 2012, les suivantes marquent une inflexion vers l’est de l’Europe avec Leipzig en 2014 et Budapest en 2016. En plus d’amorcer une dynamique et une institutionnalisation internationale de la décroissance, la conférence de Paris a permis de valider le terme générique « degrowth » et de donner une première définition partagée de la décroissance qui, à la différence du développement durable, évacue toute dimension économiciste en la caractérisant comme « une transition volontaire vers une société juste, participative et écologiquement soutenable ».
En conclusion, la décroissance fertilise la recherche dans deux directions. D’une part, elle investit l’histoire environnementale. Et, d’autre part, l’histoire sociale se déploie de plus en plus sur le terrain des résistances au progrès. La décroissance bénéficie même de son histoire pour le cas français. Mais de nombreuses pistes mériteraient d’être poussées : différences entre aires culturelles, réseaux, courants d’idées, transferts culturels, pratiques sociales, institutionnalisation, politisation, etc.